La légitimité du Conseil Constitutionnel français
Pierre Bon
(Professeur à l’Université de Pauet des Pays de l'Adour)
Il n'y a pas d'institutions de la Vº République qui n'aient connu, du point de vue de sa légitimé, une évolution aussi contrastée que celle du Conseil constitutionnel. Institué par le titre VII de la Constitution du 4 octobre 1958 — articles 56 à 63 —, le Conseil verra pendant plus de dix ans sa légitimité fortement contestée tant par de larges secteurs de la classe politique que par la majorité de la doctrine. Ce n'est qu'à partir des années 1970 que la perception de l'institution va commencer à se modifier pour aboutir finalement à une véritable révolution puisque, à l'heure actuelle, la légitimité du Conseil est largement admise. C'est cette singulière mutation que l'on voudrait brièvement retracer.
I -Une légitimité qui fut fortement contestée
Comme le note L. Philip, «les réactions devant la création de cette nouvelle institution ont été, dans l'ensemble, plutôt négatives».[1] On peut même dire que, pendant plus de dix ans, la légitimité de l'institution sera fortement contestée pour deux grandes séries de raisons: les unes sont générales et tiennent à l'histoire des idées et des institutions; les autres sont spécifiques au Conseil constitutionnel et liées à son statut.
A) Les Raisons Générales Liées a L'Histoire des Idées et des Institutions
Le contrôle de la constitutionna1ité des lois est, on le sait, absent de la tradition juridique française. On peut même dire que, du moins au départ, il y a une franche hostilité à l'égard de la technique.
L'origine de cette hostilité remonte à la Révolution de 1789. Bien que les révolutionnaires croient fermement en la nécessité d'une Constitution pour garantir les citoyens contre l'arbitraire du monarque, ils ne mettront sur pied[2] aucun mécanisme destiné à garantir la suprématie de la Loi fondamentale et, en conséquence, à contrôler la constitutionna1ité des lois. Les raisons en sont bien connues. D'une part, les révolutionnaires, dans la lignée des idées de Rousseau, sacralisent la loi: c'est 1’idée que la loi ne saurait être injuste; elle est en effet 1'émanation de la volonté générale; or, «nul n'est injuste envers lui-même»[3]; dans ces conditions, la loi ne saurait mal faire de telle sorte que l'institution d'un contrôle de la constitutionna1ité des lois est largement inutile. D'autre part, si d'aventure une loi a1lait contre la Constitution, seul le juge semble pouvoir être à même de la sanctionner. Or cela paraît aux révolutionnaires totalement inopportun. Ils n'oublient pas que, sous l'Ancien régime, les juges et notamment les parlements ont tenté de jouer un rôle politique en voulant, dans l'intervalle des Etats généraux, représenter la nation et qu'ils se sont opposés aux quelques tentatives de réforme de la monarchie administrative. Ils craignent que, de la même manière, ces derniers tentent de s'opposer au dynamisme révolutionnaire du nouveau pouvoir. En un mot, la sacralisation de la loi rend le contrôle de la constitutionnalité des lois inutile tandis que la méfiance à l'égard des juges le rend inopportun. Voilà pourquoi les Constitutions de l' époque révolutionnaire ne sont assorties d'aucun mécanisme juridique destiné à en garantir l'effectivité.
Au XIXº siècle, cette réticence à l'égard du contrôle de la constitutionnalité des lois sera d'ailleurs renforcée par le fait que les deux seuls régimes qui mettent en place des mécanismes de ce type sont des régimes autoritaires: la Constitution de l'an VIII — 13 décembre 1799 — qui est la Constitution du Consultât puis, modifiée par plusieurs senatusconsulte, la Constitution du Premier empire confie cette tâche à un « Sénat conservateur», selon les termes mêmes de son titre II, dont la composition est de plus en plus à la discrétion de Napoléon Bonaparte; il en va de même du Sénat de la Constitution du 14 janvier 1852, Constitution du Second empire, dont tous les membres sont nommés par Napoléon III.
Ce n'est qu'au début du XXº siècle que les conceptions commencent en France à évoluer mais de façon très lente et, au surplus, à rebours de ce qui va se passer dans un certain nombre d'autres pays européens. La question du contrôle de la constitutionnalité des lois est débattue par tous les grands auteurs. Elle quitte même le cercle confidentiel des spécialistes puisque, lors des élections législatives de 1919, un certain nombre de partis et de candidats inscrivent dans leur programme la création d'une Cour suprême destinée à connaître des atteintes portées à la Constitution et puisque le journal Le temps lui consacre, au même moment, une grande enquête. Dans l’ensemble, les prises de position sont très favorables à l’instauration d'un contrôle de la constitutionnalité des lois mais à la condition qu'il soit exercé, non pas par un tribunal spécialisé, mais par tous les tribunaux. En d'autres termes, la doctrine française et un partie de la classe politique se tournent vers un système diffus de type nord-américain alors même que ce dernier commence à être critiqué[4] et alors même que d'autres pays d'Europe comme la Tchécoslovaquie et l’Autriche en 1920 puis l’Espagne en 1932 adoptent, dans la lignée des idées de Kelsen, le modèle du contrôle concentre de la constitutionnalité des lois. Quoiqu'il en soit, en dépit de leur caractère très largement majoritaire, ces prises de position favorables à l’instauration en France d'un contrôle diffus de la constitutionnalité des lois seront dépourvues d'incidence pratique puisque les tribunaux ordinaires ne s' engageront pas dans un tel contrôle.
Enfin si la Constitution de 1946 met sur pied un Comité constitutionnel[5], son statut est trop particulier pour qu'il s'agisse d'une juridiction constitutionnelle. Il est composé du Président de la République, du Président de l’Assemblée nationale, du Président du Conseil de la République, de sept membres désignés hors de son sein par l' Assemblée nationale à la représentation proportionnelle des groupes et de trois membres désignés par le Conseil de la République dans les mêmes conditions. Il ne peut être saisi d'une loi votée mais non encore promulguée que par une demande conjointe du Président de la République et du Président du Conseil de la République, le Conseil de la République ayant donné son accord à la majorité absolue des membres le composant[6] Il ne peut contrôler la conformité de la loi que par rapport aux titres I à X de la Constitution, ce qui exclut le Préambule de la Constitution, dans lequel sont proclamés l'essentiel des droits fondamentaux. Au cas de contrariété entre la loi et la Constitution, l'article 93 de la Constitution dispose que la loi est renvoyée à l' Assemblée nationale pour une nouvelle délibération et que, si le Parlement maintient son vote, la loi ne peut être promulguée qu'après que la Constitution ait été révisée.
B) Les Raisons Spécifiques Liées au Statut du Conseil Constitutionnel
Suspect au regard de l'histoire, le Conseil constitutionnel l’est aussi compte tenu des intentions du constituant. Il est clair que les intentions des auteurs de la Constitution, en créant le Conseil constitutionnel, n' étaient pas d'instituer une juridiction constitutionnelle plus ou moins calquée sur le modèle austro-kelsenien et chargée de garantir le respect de la Constitution et notamment des droits fondamentaux qu'elle pro- clame. Comme le note M. Luchaire dont l'opinion fait ici autorité puisqu'il a participé, au sein du groupe de travail chargé d'élaborer l’avant projet de Constitution, à la rédaction des articles consacrés au Conseil constitutionnel, «l’objectif des constituants de 1958 n'était nullement, établir un contrôle général de la constitutionnalité des actes des pouvoirs publics; il n' était pas non plus de garantir les droits et libertés es citoyens; la création du Conseil constitutionnel s' explique par l' esprit général de la Constitution de 1958; celle-ci proposait de renforcer l'Exécutif au détriment du Parlement. ..; il fallait donc instituer un mécanisme particulièrement efficace pour obliger le Parlement à rester dans le cadre de ses attributions»[7]. En d'autres termes, la seule raison de la création du Conseil constitutionnel est une raison de nature purement politique: il a pour fonction d'empêcher le Parlement de sortir du rôle plus restreint que par le passé que lui assignent les institutions nouvelles.
C' est pourquoi il est, en premier lieu, saisi automatiquement des projets de lois organiques votés et non encore promulgués. La Constitution ne peut évidemment tout prévoir. En conséquence, sur un certain nombre de questions fondamentales comme par exemple la durée des pouvoirs de chaque assemblée, le nombre de leurs membres, les conditions d'éligibilité, le régime d'inéligibilité et d'incompatibilité le ces derniers, elle a renvoyé à la loi organique le soin de compléter ou de développer ses édictions. Or, il ne s'agit pas que, à cette occasion, les lois organiques tournent des dispositions qu'elles sont censées appliquer.
C'est pour la même raison que, en second lieu, le Conseil est, saisi automatiquement des règlements parlementaires qui traduisent, en termes concrets, la place que la Constitution a entendu laisser au Parlement.
En troisième lieu, l’une des originalités de la Constitution de 1958 est de délimiter un domaine normatif propre au gouvernement — le domaine réglementaire autonome —dans lequel le Parlement ne peut pénétrer sans l'accord du gouvernement. Aussi, afin de protéger ce pré carré gouvernemental des empiétements du Parlement, la Constitution prévoit plusieurs mécanismes qui sont susceptibles d'impliquer le Conseil constitutionnel: mécanisme de l’article 41 qui permet au Conseil, saisi par le gouvernement ou le président de l’une ou l’autre des deux assemblées, de dire, en cours de procédure législative, si une proposition de loi ou un amendement est bien du domaine de la loi; mécanisme de l’article 61, alinéa 2, qui permet au Président de la République, au Premier ministre, au Président de l' Assemblée nationale, au Président du Sénat et, depuis 1974, à soixante députées ou sénateurs, de déférer au Conseilles lois votées mais non encore promulguées[8]; mécanisme de l'article 37, alinéa 2, qui permet au Conseil constitutionnel, saisi par le gouvernement, de «dé légaliser» les lois votées et promulguées après l'entrée en vigueur de la Constitution et qui empiètent sur le domaine gouvernemental afin de permettre à l'exécutif de les modifier par la voie réglementaire.
Plus généralement, l'article 61, alinéa 2, précité permet aux autorités de saisine précédemment évoquées de demander au Conseil constitutionnel de contrôler la conformité à la Constitution des lois votées mais non encore promulguées. Mais, pendant longtemps, on a considéré que ce contrôle s'exercerait exclusivement par référence au dispositif articulé de la Constitution et non par rapport à son Préambule qui, rappelons le, était déjà exclu de la compétence du Comité constitutionnel sous l'empire de la Constitution de 1946. Il résulte en effet clairement de l'intention des auteurs de la Constitution que le Préambule, qui contient l'essentiel des dispositions relatives aux droits fondamentaux puisqu'il fait référence et à la Déclaration de 1789 et au Préambule de 1946, était dépourvu de valeur constitutionnelle[9]. Dès lors, dans la mesure ou le dispositif articulé de la Constitution ne contient, en matière d’exercice du pouvoir législatif, que peu de dispositions de fond, ces dernières figurant essentiellement dans le Préambule, mais surtout des dispositions relatives au domaine de la loi et à la procédure législative, l'article 61, alinéa 2, paraissait être un mécanisme jouant exclusivement contre le Parlement, cantonnant le législateur dans son domaine[10], le forçant à respecter les règles contraignantes de la procédure législative «rationnalisée» par la Constitution nouvelle mais ne protégeant pas les droits fondamentaux proclamés par le Préambule[11].
Enfin, eu égard aux excès commis par les assemblées sous les régimes précédents lors de la procédure de «vérification des pouvoirs» des parlementaires nouvellement élus ou l'on a vu des majoriés «invalider» des parlementaires dans des conditions plus ou moins discutables, le contrôle des élections législatives est enlevé aux assemblées pour être confié au Conseil qui, par ailleurs, constate qu'un parlementaire est déchu de sa qualité lorsqu'il est touché par un cas d'inéligibilité ou prononce sa démission d'office lorsqu'il conserve une fonction incompatible avec son mandat.
On le voit, l'essentiel des compétences attribuées au Conseil constitutionnel[12] peuvent servir à alimenter la suspicion selon laquelle l’institution n'aurait pas eu d'autres raisons d'etre que de forcer le Parlement à rester dans le rôle sensiblement plus réduit que par le passé que lui assignaient les institutions nouvelles.
Au surplus deux autres éléments n' ont pas manqué de renforcer la fiance à l' égard du Conseil.
Le premier a trait aux modalités de contrôle des normes. Réserve faite de la technique de la «délégalisation» prévue par l' article 37, alinéa 2, qui correspond à un mécanisme de contrôle a posteriori, toutes les autres techniques de contrôle des normes de la compétence du Conseil constitutionnel, qu'il s'agisse des réglementes par1ementaires, des lois organiques ou des lois ordinaires, sont des techniques de contrôle a priori. Or, on sait que, souvent, il est affirmé — mais peu démontré — que seul contrôle a posteriori des normes est un contrôle juridictionnel, le contrôle a posteriori des normes est un contrôle juridictionnel, le contrôle a priori ne pouvant être qu'un contrôle politique[13].
Le second procède de la composition du Conseil constitutionnel. On souligne que tous ses membres sont nommés par des autorités politiques puisque trois sont désignés par le Président de la République, trois par le Président de l' Assemblée nationale et trois par le Président du Sénat. On insiste Surtout sur le fait que, sur les neuf membres nommés en 1959, cinq avaient appartenus ou appartenaient à l'ancien R.P.F. ou à l'U.N.R, c'est-à-dire à des partis gaullistes, ce qui pouvait faire douter de l'impartialité du Conseil d'autant plus que les membres nommés étaient loin d'être juristes puisqu'il y avait parmi eux un directeur de banque, un ancien directeur d'entreprises privées et un médecin[14].
Au total, crée par les auteurs de la Constitution à la seule fin de maintenir le Parlement dans un rôle plus limité que par le passé, exerçant un contrôle principalement a priori qui est analysé comme un contrôle politique, composé de façon très largement politique, le Conseil ne pouvait manquer de voir sa légitimité contestée d'autant plus que ces caractéristiques ne faisaient que renforcer la méfiance traditionnelle envers le contrôle de la constitutionnalité des lois. De fait, les réactions des hommes politiques furent franchement hostiles sauf lorsqu'ils étaient proches de la mouvance gaulliste. Il en alla de même de la doctrine dont bon nombre de membres jugèrent inutiles de lire et de commenter les décisions rendues par le Conseil qui, selon eux, émanant d'un organe politique ne méritaient pas de faire l'objet d'une exégèse juridique. Le Conseil constitutionnel est alors relégué, dans les manuels de droit constitutionnel, à la dernière place, le plus souvent dans le même chapitre que le Conseil économique et social, au rôle purement consultatif, et que la Haute Cour de justice, qui ne s'est jamais réunie[15].
Ce n'est qu'à partir des années 1970 que l'image de l'institution commence à se modifier. Elle va d'ailleurs se modifier considérablement puisque, à l'heure actuelle, la légitimité de l'institution est très largement admise.
II — Une légitimité qui est maintenant largement admise
La modification du droit qui régit le Conseil, l' évolution de sa jurisprudence la meilleure connaissance de l'institution grâce à quelques auteurs particulièrement lucides qui n'ont pas craint de prendre le contre-pied d'analyses qui paraissaient définitivement établies, l'évolution du contexte politique, l'analyse du Conseil dans la perspective du comparé, tout cela a conduit à modifier considérablement la vision du juge constitutionnel français. En particulier, on a pris conscience de diversification de son rôle tandis que sa composition se banalisait.
A) La diversification du rôle du Conseil
Nous avons vu que, à l'origine, le Conseil avait été exclusivement conçu pour cantonner le Parlement dans le rôle plus limité que par le passé que lui assignaient les institutions nouvelles. Mais il n' en est pas resté là et venu à tenir, dans le système juridique et politique national, une place identique à celle occupée dans leur pays par les autres juridictions constitutionnelles européennes.
Tout d'abord, si certaines décisions du Conseil ont eu effectivement pour résultat de forcer le Parlement à ne pas sortir de ses attributions, le Conseil veille soigneusement à ce qu'il exerce au moins ces attributions: par exemple, chaque fois que la Constitution charge le législateur définir règles dans une matière donnée, le Conseil s'assure qu'il e au moins les règles directrices et ne les abandonne pas à la compétence discrétionnaire du gouvernement, sinon il y aurait incompétence négative du législateur entraînant l' annulation de la disposition incriminée comme par exemple dans la décision 67-31 DC du 26 janvier 1967[16]. Ce faisant, le Conseil ne restreint pas la compétence parlementaire mais, a l'inverse, la défend.
Par ailleurs, la reconnaissance, par la décision 71-44 DC du 16 juillet 1971, d'une pleine valeur constitutionnelle aux dispositions du Préambule a radicalement changé les perspectives du contrôle de la constitutionnalité. Comme on l'a déjà souligné, le dispositif articulé de Constitution ne contient, en matière d'exercice du pouvoir législatif, que peu de dispositions de fond, ces dernières figurant essentiellement dans le Préambule, mais surtout des dispositions relatives au domaine de la loi et à la procédure législative. Dès lors, tant que le contrôle de la constitutionnalité des lois était effectué exclusivement par rapport aux articles de la Constitution, on pouvait effectivement avoir souvent le sentiment qu'il avait pour seule mission de cantonner le législateur dans son domaine et de le forcer à respecter les règles contraignantes de la procédure législative «rationnalisée» par la Constitution nouvelle. En un mot, le contrôle paraissait avoir essentiellement pour fonction, non de protéger les droits fondamentaux proclamés par le Préambule, mais de contraindre le Parlement. Avec la décision du 16 juillet 1971 et l'abondante jurisprudence qui l'a suivie, la protection des droits fondamentaux apparaît au premier rang des fonctions du contrôle de la constitutionalité des lois comme c'était le cas depuis longtemps pour les autres pays européens dotés d'une juridiction constitutionnelle. On passe ainsi, d'une certaine manière, d'un contrôle de la constitutionnalité exercé dans le seul intérêt des pouvoirs publics et en particulier de l' exécutif, à un contrôle de la constitutionnalité exercé aussi dans l'intérêt des citoyens.
Certes, on aurait pu craindre que cette nouvelle dimension du contrôle de la constitutionnalité des lois ne se heurte aux condictions restrictives de saisine du Conseil. On a en effet déjà indiqué que, dans le texte initial de la Constitution de 1958, les lois votées mais non encore promulgués ne pouvaient être déférées au Conseil, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, que sur saisine du Président de la République, du Premier ministre, du Président de l' Assemblée nationale et du Président du Sénat, cela à la différence des règlements parlementaires et des lois organiques qui sont soumis à un contrôle automatique. Or, l'une des caractéristiques de la vie politique des premières années de la Vº Republique est une très large identité politique de vues entre le Chef de l'Etat, le Chef du gouvernement et le Président de la chambre basse, seule Président de la chambre haute étant en marge de cette symbiose politique. Or, à la suite des élections présidentielles de 1974, la majorité sénatoriale rejoint clairement la majorité présidentielle, la majorité gouvernementale et la majorité de la chambre basse, Dès lors, on pouvait redouter que les saisines du Conseil se raréfient et que, de ce fait, l'impact de la nouvelle dimension du contrôle de la constitutionnalité des lois ne se trouve affaibli. Mais, quelques semaines plus tard, une réforme de l'article 61 de la Constitution opérée le 29 octobre 1974 ouvre également le droit de saisine à soixante députés à ou à soixante sénateurs c'est-à-dire à l'opposition. La protection des droits fondamentaux s'en trouve mieux assurée de même que les droits de la minorité parlementaire d'autant plus que cette dernière se fera pas faute d'utiliser le nouveau droit de saisine qui lui est attribué. La plupart des lois importantes et notamment celles qui concernent les droits fondamentaux sont dorénavant déférées au Conseil. Alors que ce dernier, de 1959 à 1974, avait été saisi neuf fois en application de l' article 61, alinéa 2, il est, sur le fondement de la même disposition, saisi plus de 150 fois de 1974 à 1989, soit durant le même laps temps.
Ainsi, de la surveillance du Parlement et tout particulièrement de défense de la compétence de l'exécutif, le Conseil constitutionnel est passé à la défense des compétences du Parlement fusse contre lui-même, à la garantie des droits fondamentaux et à la protection des droits de la minorité, missions traditionnelles des Cours constitutionnelles européennes dont l'exercice a considérablement renforcé sa légitimité d'autant plus que sa composition s' est partiellement banalisée.
B) La banalisation de la composition du Conseil [17]
Comme on l'a déjà indiqué, trois critiques principales ont été faites, au moment de la mise en place du Conseil, sur sa composition, composition qui le distinguerait des autres instances chargées en Europe de contrôler la constitutionnalité des lois: ses membres procéderaient exclusivement d'autorités politiques; ils appartiendraient pour l' essentiel à la même tendance politique, la mouvance gaulliste, de telle sorte que le Conseil constitutionnel serait, en termes politiques, largement monocolore; certains des membres du Conseil seraient, au surplus, dépourvus de la moindre formation juridique. Mais, par la suite, ces critiques se sont quelque peu atténuées de telle sorte que la composition du Conseil constitutionnel s'est en quelque sorte «banalisée», se rapprochant de celle des autres instances chargées en Europe de contrôler la constitutionnalité des lois.
En premier lieu, une meilleure connaissance du droit comparé a relativisé le poids de la première critique. Elle a en effet montré qu'il n'y avait pas en Europe de juridiction constitutionnelle dont les membres ne soient, en totalité — Autriche, Allemagne — ou en majorité — Italie, Espagne, Portugal —, désignés par des autorités politiques et que ce système n'était pas dépourvue de justifications; statuant sur des questions directement ou indirectement politiques, les Cours constitutionnelles ne peuvent être composées comme n'importe quelle juridiction. Mettant en cause la volonté du législateur, elles doivent bénéficier d'un légitimité démocratique. D'ailleurs, Kelsen se demandait des 1928. s'il ne convenait pas de combiner en la matière la nomination par le Parlement et la nomination par l'exécutif[18] .
Le poids de la seconde critique a été relativisé par les aléas de la vie politique française. Certes, il est exact que, à raison de la symbiose politique précédemment évoquée qui a pu exister entre le Président de la République, le Président de l' Assemblée nationale voir le Président du Sénat c'est-à-dire entre les trois autorités de nomination, il a pu arriver que siégent au Conseil des membres procédant tous d'autorités appartenant plus ou moins à la même tendance politique. D'où un Conseil constitutionnel paraissant largement monocolore alors qu'il devrait refléter le caractère pluraliste de la société politique, même s'il est simpliste de qualifier politiquement les membres d'une juridiction constitutionnelle en fonction de la coloration politique des autorités qui les y ont nommés et, surtout, d'estimer qu'ils soutiendront aveuglément, au sein de la juridiction, la ligne politique de leur parrain. Mais l' alternance politique qu'a connue la France en 1981 et les nominations auxquelles ont été amenés à procéder en 1983, en 1986, en 1989 et en 1992 un Président de la République et un Président de l' Assemblée nationale de gauche ont eu pour conséquence que le Conseil comprend actuellement six membres nommés par des autorités de gauche, dont le Président, et trois membres nommés par des autorités de droite.
Quant à la troisième critique, son poids a été relativisé par la pratique que suivie dans l'ensemble, ces dernières années, par les autorités de nomination. A l'heure actuelle, le Conseil constitutionnel est composé presque totalement de juristes puisqu'il y a en son sein trois professeurs de droit dont deux professeurs de droit public, un magistrat de l'ordre judiciaire ancien avocat général à la Cour de cassation et un magistrat de l' ordre administratif maître des requêtes, il est vrai au tour extérieur, au Conseil d'Etat, un docteur en droit, un licencié en droit par ailleurs avocat, un ancien élève de l' école libre des sciences politiques ayant fait toute sa carrière dans le corps préfectoral et. ..un pharmacien mais qui a été pendant plusieurs années Médiateur de la République c'est-à-dire Ombudsman. Certes, il serait souhaitable que la règle de droit institutionnalise cette pratique et impose aux autorités de nomination, à l'instar de ce qui se passe dans les autres juridictions constitutionnelles, de ne pouvoir nommer au Conseil constitutionnel que des juristes de profession. Mais, en dépit de cette lacune, la compétence technique des membres du Conseil constitutionnel ne peut plus être mise en doute si tant est qu'elle ait pu l'être à bon escient.
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Tout cela explique que la légitimité du Conseil constitutionnel soit maintenant largement admise.
Elle l'est tout d'abord, au-delà d'inévitables péripéties, par la plupart des hommes politiques. Lors du colloque organisé à l' Assemblée nationale le 13 mars 1987 par l' Association français des constitutionnalistes sur le thème «Le Conseil constitutionnel et les partis politiques»[19], les représentants de tous les groupes parlementaires siégeant à l'Assemblée nationnale ont, à l'exception de celui du parti communiste, affirmé leur adhésion au principe d'un contrôle de la constitutionnalité des lois et à son exercice par le Conseil constitutionnel. Il y a donc, en la matière, un désaccord entre le parti communiste et le parti socialiste[20] . L'hostilité du parti communiste au Conseil constitutionnel et, plus généralement, au contrôle de la constitutionnalité ne surprend pas. Elle est traditionnelle: l'attachement des communistes à la souveraineté de la loi les rend très critiques à l' égard d'un contrôle de la constitutionnalité des lois; certes, il est arrivé que, à l'occasion, ils acceptent que le contrôle de la constitutionnalité des lois soit exercé par une Cour suprême voire par le Conseil d'Etat ou la Cour de cassation mais, en tout état de cause, ils sont unanimes à demander la suppression du Conseil constitutionnel. En revanche, l'acceptation du Conseil constitutionnel par les socialistes est plus remarquable compte tenu des critiques féroces faites pendant longtemps à l'égard de l'institution et de la volonté, un temps partagée avec les communistes, de supprimer le Conseil constitutionnel et de confier le contrôle de la constitutionalité des lois à une Cour suprême. Il est vrai que, depuis, des membres du Conseil constitutionnel ont été nommés par des autorités de gauche et que le Conseil, après avoir, non sans susciter quelques critiques, «régulé» l’ alternance de 1981, a ensuite «encadré» la cohabitation de 1986[21] en appliquant par exemple aux privatisations de 1986 les mêmes principes jurisprudentiels que ceux qu'il avait imposé, toutes choses égales par ailleurs, aux nationalisations de 1981. Signe incontestable de l’évolution, le Président de la Republique qui, dans le passé, n' avait pas de mots assez durs envers le Conseil constitutionnel et ses membres -«une institution dont il faut se défaire», «ces vieillards serviles et obéissants» -a proposé par deux fois, en 1989 et en 1993, une extension des compétences du Conseil constitutionnel sans pour autant porter atteinte aux modalités de désignation de ses membres. C'est la réforme dite de exception d'inconstitutionnalité [22] permettant à toute personne juridique de demander au juge — réalité au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation — de poser au Conseil constitutionnel la question préjudicielle de la constitutionnalité d'une loi qui détermine l’issue d'un procès devant le juge ordinaire où cette personne juridique est partie et qui concerne ses droits fondamentaux. Et c'est maintenant la droite qui semble peu encline à réaliser cette réforme, du moins dans l'immédiat. Quoiqu'il en soit, réserve faite de ces péripéties et de quelques autres que l’on peut laisser de côté, la majorité de la classe politique tranche en faveur de la légitimité du contrôle de la constitutionnalité des lois et du Conseil Constitutionnel.
Il en va ensuite de même de la doctrine. Certes, il demeure encore — et il demeurera toujours — quelques auteurs résolument hostiles au Conseil constitutionnel et au contrôle de la constitutionnalité des lois. Tel est le cas par exemple du professeur R. de Lacharrière[23]. Il existe aussi quelques auteurs qui, dans la lignée de la doctrine française du début du siècle, marquent leur préférence pour un contrôle diffus de type nord-americain[24]. Mais ces prises de position sont maintenant largement minoritaires. Non seulement les décisions du Conseil constitutionnel sont, depuis quelques années, suivies avec attention par la plu-part des constitutionnalistes — et des juristes — mais la justice constitutionnelle est, à l'occasion, défendue par les philosophes du droit [25].
En un mot, si la révolution que l'on attendait de la Constitution de 1958 en matière de rapports entre la loi et le règlement n'a pas finalement eu lieu, une authentique révolution, inattendue celle-là, s'est produite dans un autre domaine avec l'avènement d'une justice constitutionnelle légitime. Le Conseil constitutionnel n'est plus, comme par le passé, traîné aux gémonies. Même si, sur un certain nombre de points, son statut mérite encore d'être perfectionné, il appartient sans conteste à la famille des juridictions constitutionnelles européennes et c'est tant mieux pour l'Etat de droit français.
1 L. Philip, « Le Conseil constitutionnel", in L’écriture de la Constitution de 1958. Economica et P.U.A.M.. 1992. p. 481.
2 Réserve faite de quelques initiatives individuelles: voit par exemple le projet de Kersaint développé en 1792 devant l'Assemblée législative ou le Jurie constitutionnaire proposé par Sieyès à la Convention les 2 et 18 Thermidor an III
3 Contrat social, livre II, chapitre VI.
4 C’est en 1921 qu'est publié à Paris l'ouvrage célèbre d'E. Lambert, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation social aux Etats-Unis; l’expression américaine du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois.
5 J. Lemasurier, La Constitution de 1946 et le contrôle de la constitutionalité des lois. L.G.D.J., Paris, 1953.
6 Ces conditions de saisine restrictives permettent de comprendre pourquoi le Comité constitutionnel n'a été, tout au long de la IVº République, saisi qu'une seule fois, le 16 juin 1948.
7 F. Luchaire, Le Conseil constitutionnel, Economica, 1980, p. 19.
8 On a cru en effet pendant longtemps que cette saisine de l'article 61, alinéa 2, permettait de sanctionner les empiétements du Parlement sur la compétence réglementaire autonome mais cette analyse a été condamnée par le Conseil dans sa décision 82-143 DC du 30 juillet 1982 (L. Favoreu e L. Philip, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Sirey, 6ª éd., 1991, p. 540 et les références citées), le juge constitutionnel estimant que, si l' empiètement apparaît une fois la loi votée mais non encore promulguée, c'est que le gouvernement, en cours de procédure législative, n'a pas utilisé le mécanisme précédemment évoqué de l'article 41 de telle sorte qu'il a consenti à l'empiétement.
9 B. Genevois, « Le Préambule et les droits fondamentaux », L 'écriture de la Constitution de 1958, précité, p. 492 ss. Comme on le verra plus loin, cette analyse a été contedite par le Conseil constitutionnel dans sa décision 71-44 DC du 16 juillet 1971 (L. Favoreu et L. Philip, op. cit., p. 237 et les références citées).
10 Analyse contredite par la décision précitée du 30 juillet 1982.
11 Analyse contredite par la décision précitée du 16 juillet 1971.
12 A ces compétences, il convient d'ajouter d'autres attributions qui, elles, sont étrangères au contrôle du Parlement et que l’on ne mentionnera que pour mémoire: contrôle des élections présidentielles et des votations référendaires; contrôle de la conformité des engagements internationaux à la Constitution; constatation de l'empêchement du Président de la République; avis sur la mise en application des pouvoirs exceptionnels de l'article 16 et sur les différentes mesures prises à ce titre.
13 Voir, par exemple, G. Burdeau, Traité de science politique, tome IV, 2º éd., L.G.D.J., 1969, pp. 372-373.
14 M. Duverger, Institutions politiques et droit constitutionnel,' 9º éd., P.U.F., 1966, p. 225. On sait en effet qu'il n'existe aucune condition de capacité pour pouvoir être nommé au Conseil. Voir également, sur les nominations de 1959, la lettre de C. Eisenmann publiée dans Le Monde du 5 mars 1959 sous le titre «Palindromes ou stupeur» et rappelée par P. Avril et J. Gicquel, Le Conseil constitutionnel , Montchrestien, 1992, p. 147.
15 Voir, par exemple, A. Hauriou, Droit constitutionnel et institutions politiques, 2º éd., Monchrestien, 1967.
16 Sur cette décision et, en pariculier, sur la théorie de l’incompétence négative, cf. L. Favoreu et L. Philip, op. cit., p. 187. spécialement pp. 200-202.
17 Sur l'ensemble du problème, voir le rapport du Professeur L. Favoreu. Voir également la table ronde sur «Les juges constitutionnels» et notamment la contribution de L. Favoreu, Annuaire international de justice constitutionnelle, 1988, Economica et P.U.A.M., 1990, p. 80 ss., spécialement p. 141 ss.
18 H. Kelsen, «La garantie juridictionnelle de la Constitution: la justice constitutionnelle», Revue du droit public, 1928, p. 227.
19 Le Conseil constitutionnel et les partis politiques (L. Favoreu éd.), Economica et P.U.A.M., 1988. .
20 Voir sur ce point B. Lévy, La gauch et le Conseil constitutionnel, Thèse Pau, 1988.
21 Sur ces questions, voir L. Favoreu, La politique saisie par le droit, Economica, 1988, p. 15 ss. pour la régulation de l'alternance de 1981, p. 78 ss. pour l'encadrement de la cohabitation de 1986.
22 Voir par exemple sur ce point «L'exception d'inconstitutionnalité — Le projet de réforme de la saisine du Conseil constitutionnel,), Revue française de droit constitutionnel, 1990, nº 4, p. 579 ss.
23 R. de Lacharrière, «Opinion dissidente», Pouvoir, 1980, nº 13, p. 133; «Les infortunes de la logique», Commentaire, hiver 1986-1987, nº 36, p. 693.
24 Voir par exemple le débat organisé par la revue Commentaire sur le thème «Le contrôle de la constitutionnalité des lois et l'exception d'inconstitutionnalité», automne 1986, nº 35, p. 412 ss., et hiver 1986-1987, nº 36, p. 682 ss.
25 M. Troper, «Justice constitutionnelle et démocratie», Revue française de droit constitutionnel 1990, nº1, p. 51.